Alone Together, Habib, Beyrouth, 1980

Depuis son retour d’URSS, Habib est dégoûté de la politique. La participation de ses cousins à la tuerie d’Ehden a accéléré son désengagement. Il a surtout compris que seul l’art l’intéressait vraiment. Avec Elias, ils ne s’adressent pratiquement plus la parole. Habib n’en peut plus des communistes, des socialistes, des gauchistes : « Ils ne comprennent rien comme les fascistes chrétiens. Ils sont aussi bêtes les uns que les autres écrit-il à ma mère. Moi, je n’aimerais me préoccuper que de musique mais comment faire dans ce pays ? Tout le monde se fout des musiciens, et encore plus du jazz…

Hanane, tu sais, ma sœur, j’aimerais, comme toi, m’éloigner du Liban mais je n’y parviens pas. Pendant que je vivais à Leningrad, j’ai souffert le martyre d’être loin du Liban. Je ne peux pas vivre cette guerre ailleurs qu’ici. Alors tu sais ce que je fais les soirs pour m’apaiser ? Au lieu d’aller fracasser les vitrines des boutiques des pauvres gens et les dévaliser comme le font certains de mes amis qui ne croient plus en rien, je sors ma trompette, j’enfile ma tenue de scène : mes plus belles boots noires, mon jean Levi’s et mon T-shirt blanc sur lequel je dépose l’immense fourrure beige de notre mère sur mes épaules et je joue du Chet Baker dans les rues vides de Beyrouth. Souvent je me rends à la ligne de démarcation, celle où les francs-tireurs ne laissent plus un chat passer et je la traverse doucement, très doucement en jouant. Personne ne tire sur moi. Imagine un peu ! Dans ces moments-là, j’ai l’impression de servir à quelque chose, que ma présence sur cette terre a un sens, que je suis enfin à ma place. Parfois je lâche ma trompette et je chante l’amour, l’amour que j’ai pour les femmes et les hommes de ce pays, des francs-tireurs aux enfants, je chante cette chanson qui résume mieux qu’aucun autre article, livre ou tract politique cette guerre fratricide :

“Alone together, beyond the crowd,

Above the world, we’re not too proud

To cling together, we’re strong

As long as we’re together.

Alone together, the blinding rain,

The starless night were not in vain ;

For we’re together, and what is there

To fear together.

 

Our love is as deep as the sea,

Our love is as great as a love can be,

And we can weather the great unknown

If we’re alone together.” »